Pressé, comme toujours, j’avançais d’un pas alerte et nerveux en direction de la mairie de M. devant laquelle nous devions nous retrouver à midi Cécile, Pascal et moi, essayant de ne pas me rétamer sur un étroit trottoir dégorgeant de pluie encombré d’obstacles en tous genres et dont le sol était en plus tout de guingois quand j’ai bousculé une passante tout aussi pressée que moi a priori. Au nom d’un obscur réflexe ancestral, j’ai présenté mes excuses vers ce qui s’est avéré n’être qu’un coup de vent dont je ne voyais déjà que le dos. J’ai été surpris de reconnaître alors la silhouette familière de mon amie Cécile. Elle revenait à sa voiture déposer le ticket d’horodateur qui venait de l’escroquer. Je lui ai emboité le pas et n’ai pas résisté pas à la charrier tandis qu’elle fermait à clef son véhicule d’un plip gracieux :
— Alors madame me snobe maintenant ?
— Oh, pardon Thomas, je t’avais pas reconnu. Désolée, c’est tout moi ça !
Nous avons brodé sur ce thème d’autoflagellation consentie le temps d’en plaisanter, moi faussement offusqué, elle franchement amusée de sa distraction, tout en rejoignant Pascal qui, ponctuel lui, nous attendait depuis un quart d’heure sur la place de la mairie.
La journée a été des plus sympathiques, à l’exception de sa curieuse entrée en matière. Je ne sais pas ce qui lui a pris. Je ne sais pourquoi Pascal a décidé de me faire une plaisanterie de mauvais goût. Après avoir salué Cécile, il a cru bon d’interrompre les embrassades, me laissant en suspens, et a attendu visiblement quelque chose qui ne venait pas.
— Eh ben, Cécile, tu ne nous présentes pas? a-t-il déclaré. Je dois tout faire moi-même si je comprends bien.
Devant notre air dépité, Pascal a soudain changé de couleur en disant :
— Oh Thomas, ben merde, je ne t’avais pas reconnu !
— Je ne me suis pas maquillé, c’est normal, ai-je ironisé. Ou alors j’ai vraiment une sale tête ce midi, ai-je ajouté avec l’espoir tacite de le remettre gentiment en place.
Je m’attendais à ce qu’il rattrape la lourdeur de son humour mais au lieu de cela, il est resté figé, gêné, comme si justement c’était sincèrement ce qu’il avait pensé. Son attitude m’a glacé les os, j’étais vexé, mais Cécile a fait diversion et j’ai oublié ce désagréable moment.
C’était de l’histoire ancienne le lendemain quand je me suis rendu au boulot. On se serre toujours la main en arrivant mais, je ne sais pas, ce matin-là, j’ai trouvé tous mes collègues bizarres, comme s’ils étaient gênés que je vienne travailler. On était lundi, je n’avais pas posé de jours de vacances, je n’avais pas de réunion de prévue, j’ai revérifié mon agenda quand même pour être sûr, non, rien de spécial. Néanmoins j’ai trouvé qu’ils avaient tous une drôle de façon de me regarder, même Paul, qui a plutôt du tact d’habitude. Toute la matinée, il m’a regardé de biais depuis le module de l’open space, avant de se remettre à tapoter sur son clavier ou cliquer sur sa souris.
Quelque chose n’allait pas mais je n’aurais su préciser quoi, une impression d’étrangeté, un malaise un peu flou qui alourdissait l’ambiance et la rendait moite.
— Quoi ? ai-je fini par dire à Paul qui me regardait encore de travers.
— Rien, désolé… Je réfléchissais… Excusez-moi !
Paul avait déjà replongé dans ses recherches alors que d’un mot il m’avait laminé. Tout s’est mis à tourner. Ce vouvoiement fortuit m’avait cinglé l’esprit. J’ai cru le temps d’une seconde à un traumatisme crânien sauf que je n’avais pas bougé de ma chaise. Impossible. Pour Paul, il ne s’agissait que d’une erreur d’inadvertance, une distraction anodine, il n’avait pas relevé, mais pour moi, c’était un effondrement terrifiant, le point de non-retour.
Mais de quel droit il m’agressait en se foutant de moi ouvertement ? Je ne sais pas ce qu’il m’a pris alors, ça a été plus fort que moi, je me suis rué sur lui, j’ai plaqué sa chaise contre son bureau et l’ai forcé à me regarder.
— Tu joues à quoi là ? que je lui ai craché à la figure.
Le ton était venimeux mais j’avais tâché de contenir ma rage car je sentais qu’elle forçait de tous bords, prête à exploser.
— Pardon ? m’a-t-il demandé les yeux écarquillés. De quoi voulez-vous parler ?
— Arrête Paul !
J’avais hurlé, ça vibrait encore dans l’étage, tout le monde nous regardait et Paul semblait sincèrement perdu.
— Euh, je… Je comprends pas tout là, a-t-il bredouillé.
— Arrête tout de suite. Je suis pas d’humeur.
— Arrêter quoi ?
Il me regardait comme si j’étais fou. Je crois qu’il avait peur de moi. Quelque chose d’électrique m’a traversé, c’est alors que j’ai senti m’envahir une haine primaire, montant depuis les tripes, bileuse, incontrôlable, une haine prête à tuer, et j’ai eu la sale envie de lui écraser mon poing sur la gueule et de le finir. Je devenais fou en effet. Je me suis fait peur moi-même, cela ne me ressemblait pas, je ne me reconnaissais pas.
Je suis un gentil moi, pas une brute épaisse.
Je suis parti me rasseoir sans lui donner d’explication, e, j’en étais bien incapable, encore sous le coup de l’invasion si soudaine de cette haine qui était sortie de nulle part. Un mot de plus, je le sais, et j’aurais explosé sans plus pouvoir rien contrôler.
Je me suis donc renfermé sur moi-même, me contenant comme j’ai pu, car dans l’état de nerfs dans lequel j’étais, laisser tomber était ce que je pouvais faire de mieux. La provocation ne ressemblait pas à la personnalité de Paul et moi je ne me reconnaissais pas moi-même, en fait je ne savais plus du tout où j’en étais. Je n’étais qu’une vague de fureur. `
Je ne suis pas allé manger à midi, trop noué pour avaler quoi que ce soit, et j’ai gambergé une bonne partie de la journée en faisant ce que je pouvais pour travailler sur mon ordinateur, coupé des autres malgré les allées et venues des collègues dans l’open space. J’attendais que vienne enfin l’heure de rentrer. Je fulminais, j’enrageais, j’étais incapable de réfléchir, mon cerveau était pris dans un étau, ça bouillait, ça remuait, ça se retournait dans tous les sens dans ma tête et mes viscères.
Puis la colère est retombée. Et alors ça a été pire.
Dans cette trouée dans l’épaisseur de mon cerveau, j’ai enfin compris que ce n’était pas l’absence de contrôle sur mes réactions qui me minait mais ce vouvoiement glaçant qui anéantit de l’intérieur, irrémédiable.
D’un mot, Paul m’a détruit, il a suffi d’un mot. Nous avons plus de dix ans de boîte ensemble derrière nous. Il est catégoriquement impossible qu’il me vouvoie. Impossible. Si lui me vouvoie, si mes amis hésitent sur mon identité, si moi-même je ne me reconnais pas, qui suis-je ? Pour lui, pour eux, pour tous, pour moi ?
Thomas ? Thomas Grimberg je crois. Mais est-ce que je m’appelle vraiment Thomas ? Ça fait bizarre Thomas, non ? Je n’aime pas ce prénom. Ça ne me va pas. Je n’ai pas une tête à m’appeler Thomas. Tom, Tommy, Thomas… ça ne sonne pas, non, ça ne me dit rien. Ce n’est pas moi. Sauf que je cherche et que je ne vois pas d’autre prénom.
Je ne sais plus. Il fait bizarre quand même ce prénom. Je ne sais pas d’où je l’ai sorti. Pourtant je n’en trouve pas d’autre. Et puis c’est le seul qui me vient en tête. On dirait un mot étranger. Est-ce que je connais un Thomas dans mon entourage ? Un frère ? J’en ai un mais je ne sais plus comment il s’appelle. Merde alors ! Pas Thomas en tout cas, autre chose, je ne sais plus, cela me reviendra plus tard mais ce n’est pas Thomas, j’en suis sûr.
Pourquoi ai-je autant de mal avec ce prénom ? Suis-je en train de perdre complètement la boule ? Il faut que je sache… Mais à qui vais-je pouvoir demander comment je m’appelle ?
Il faut absolument que quelqu’un me le dise, neutre, extérieur à moi.
Non, je vais passer pour un fou si je demande ça. Je vais faire peur. On va appeler l’hôpital, je vais finir avec un arrêt pour crise nerveuse; bourré de calmants. Ils vont me shooter. Je dois garder ça pour moi.
Je ne suis pas fou, non, non, je suis perdu, c’est tout, je vais me ressaisir, ça va revenir. Enfin, j’espère, de tout mon cœur, de toute mon âme en charpie, j’espère que ça va revenir, parce que là, je ne sais plus rien et ça me tue de l’intérieur.
En revanche, je sais exactement où je dois descendre du bus quand je rentrerai chez moi. Je vois parfaitement mon appartement, mes affaires, mon bazar. Je sais ce que j’aime. Je sais où je fais mes courses. Je connais mon quartier.
Alors non, je ne suis pas fou. C’est juste que je ne comprends pas ce qui m’arrive.
Désorienté, voilà, c’est ça, j’étais désorienté.
Et puis tout va revenir dans l’ordre.
Certainement.
Juste un moment d’égarement. J’ai dû trop travailler.
Déjà je sens que ça va mieux.
Je crois.
Dans le bus, j’ai dû avoir l’air d’un fantôme. Tant pis.
Et si la clé n’ouvre pas ma porte ?
Mais si. Il faut que je me calme. La preuve, tout se passe normalement. Je suis bien chez moi. Je vis bien ici. Mon canapé, mes bouquins, mon linge sale, mon bordel à moi, tout est exactement au bon endroit. En vrac. Jamais autant aimé mon bordel !
Dans ma main, j’ai mon courrier. J’ai dû le prendre machinalement avant de monter dans l’ascenseur. Un courrier au nom de Simon Schon.
…
La fenêtre du salon donne sur la cour, j’habite au 7e étage. Cela devrait suffire…
Ou je peux répondre à l’injonction irrévocable. Oublier vite et définitivement de chercher du sens, pour tout réapprendre, ne faire qu’un, solidaire, à la vie à la mort.
Simon ?
J’aime bien ce prénom.
C’est pas mal.
Va pour Simon.