Sois beau et tais-toi!

(Temps de lecture: 5 mn)

     Ça l’égratignait à max de se retrouver à demander à lui parler. Le portable à la main, Antoine attendait que ça décroche, ou pas, et ses viscères s’enroulaient en un nœud de huit improbable. Avec l’évidence d’une personne blessée qui se protège, Antoine s’était pourtant donné mille et une bonnes raisons de ne pas le faire. Coralie avait introduit les emmerdes au Paradis, qu’elle les assume ! Son hypersensibilité et sa souffrance inhérente lui avaient évité fort à propos d’aller regarder lui-même les siennes de plus près. Et puis, il ne laisserait plus personne lui faire aussi mal. Il avait contrôlé la situation comme il avait pu en fait. Ce fut assez efficace jusqu’au jour où il réalisa que Coralie avait coupé le contact. Elle avait agi en douceur, lentement mais sûrement, profitant d’une de ses périodes de repli social. Devant le constat cinglant, au cœur du tsunami, il avait réalisé que, mois après mois, Coralie s’était sevrée de lui, et même qu’elle avait acté au fond un adieu prémédité depuis le premier jour de leur séparation. Deux ans auparavant, elle lui avait en effet déclaré, sur un ton théâtral qui l’avait profondément agacé d’ailleurs, que le temps était probablement venu qu’elle fasse son deuil, en parlant de lui ! Il recomposa le puzzle et vit clairement que Coralie avait pris le temps de venir couper tous les liens qui les reliaient. Elle avait organisé sa libération. Étape par étape. Elle avait carrément suivi un plan ! Antoine tomba de très haut. Ainsi Coralie avait construit sa renaissance dans un monde sans lui. Jusqu’alors, les messages clairsemés dont elle avait l’initiative exclusive entretenaient en son for intérieur l’espoir qu’ils se réconcilieraient à terme. Il la serrerait contre lui, ce serait aussi doux qu’avant et la vie reprendrait enfin son cours normal. Avec elle. Mais, à présent, il n’y avait plus rien entre eux, juste le silence et le vide. La mort qu’il avait refusé d’affronter.

     Peut-être que… oui, elle le connaissait assez pour cela… peut-être avait-elle perçu que, des pires maux, celui qu’on l’oublie était le pire qu’on puisse lui faire subir. Peut-être avait-elle ainsi ourdi une nouvelle stratégie pour qu’il souffre autant qu’elle ? Qu’il soit encore à elle, quoi. Cette manipulation sordide le mit dans une colère noire. La femme qui l’avait entendu au-delà de ses silences le blessait une fois de plus dans les grandes profondeurs. Combien de blessures encore ? Putain, qu’elle dégage ! L’emportement retomba : Coralie était « partie », point final.

     En ce jour, il ne restait plus que sa tronche déprimée devant le miroir, ses doutes et ses larmes qui refusaient de couler pour venir soulager sa culpabilité. Le verdict était saignant mais, heureusement, personne ne pouvait voir le désastre intérieur, il avait bien verrouillé l’extérieur. Pas envie qu’on lui pose des questions sur ses désastres amoureux. Basta ! Il se renferma donc comme une araignée se ratatine sous l’assaut des coups injustement assénés. Il se fit tout petit. En indésirable. À s’en faire oublier. À s’en oublier lui-même. Mais à l’abri des attaques.

     « Je l’ai perdue. » La phrase scélérate, en leitmotiv maudit, roula dans son crâne nuit et jour en bon vaisseau fantôme de sa conscience. Fuite, abandon, rejet, trahison, silence, jugement, il reconnut qu’il avait passablement mis à mal toute tentative de rapprochement, néanmoins il avait presque toujours répondu aux messages de Coralie, sans trop savoir si ce qu’il redoutait était de renouer ou de couper les ponts. Inutile de biaiser, la perte de Coralie s’avérait implacablement logique ! Il avait tout fait pour.

     Au réveil, désormais, il se fustigeait de n’avoir pas vu, de n’avoir pas su, d’avoir été si lamentable et ainsi de suite. Le soir, Coralie lui vrillait encore le cœur par son assourdissante absence et il ne s’endormait qu’en tombant comme une masse d’avoir trop lutté contre lui-même.

     Bientôt la peine le ravagea mais à quoi bon revenir sur ce qui n’est plus ?

     Il fit au final ce qu’il ne voulait pas faire, soumis de manière impérieuse à ce que son cœur lui hurlait en diktat : il appela Coralie. Au risque de ne pas franchement aimer la suite. Tout plutôt que ce silence de mort qui le plombait sans relâche ! Être amis, au moins…

     Reparler à Coralie, lui reparler vraiment, c’était prendre le risque de s’entendre dire ce qu’il n’avait pas envie de recevoir en pleine face, toutefois, le besoin de renouer le lien était venu à bout de ses résistances. Il savait de Coralie qu’elle était une femme fiable, assez intelligente pour ne pas chercher à lui nuire, assez douce pour oublier son égo, mais aussi assez solide pour recadrer quiconque ne la respecterait pas et assez sincère pour dire ce qui est en toute lucidité. En résumé, Coralie s’avérait chiante parce qu’elle faisait mouche mais elle dégommait les faux semblants avec un esprit bienveillant. C’était jouable.

     Antoine pensait que la conversation serait laborieuse. Il allait devoir sortir les pagaies. Pourtant il se retrouva illico presto à confier à Coralie, inhabituellement mutique, ce qu’il avait pris tant de soin à faire taire en lui. Il s’entendit s’interroger sur les derniers mois. Comment avait-il pu se permettre de faire souffrir son amie sans chercher à corriger le tir ? Pourquoi avait-il jugé qu’être froid était la solution ? Pourquoi avait-il adopté un comportement rédhibitoire ? Pourquoi avait-il agi contre lui-même ? Fait chier, il avait pourtant bien senti combien, quand ça lui échappait, leur complicité refaisait surface en trombe, du bout fragile mais insatiable de leurs affinités refoulées. Et ces échappées, elles avaient un goût de Nirvana…

     Mais comment diable avait-il pu devenir cet homme qui ne lui ressemblait pas du tout ? À se mortifier de la sorte, Antoine était en train de demander pardon. Comment ça, que personne ne bouge ! Il fut davantage dérouté quand il se vit poursuivre la discussion par la réponse : il s’était étouffé à devenir un autre, à enfermer son affection, à réprimer son envie de déconner avec elle comme avant, à écraser la légèreté, à se refuser de partager ses petits riens de son quotidien, bêtes, simples mais essentiels, à tuer dans l’œuf son plaisir lorsque Coralie reprenait contact, à se rabougrir au point d’effacer toute trace de lui et à tarir la source même de son bonheur. Il avait tout rogné. Il s’était fui lui plus qu’il ne l’avait fui elle. La conclusion tomba d’elle-même : il s’était enfermé dans une boîte comme on s’enterre dans un cercueil, hermétique à la vie. Puis, tel un pantin articulé, il avait répondu aux stimuli d’une existence remplie de factice, vidée de son âme.

     ― Respire Antoine, tu es là où tu dois être, se permit enfin de lui conseiller Coralie. Quel procès ! Sois toi-même, simplement. Le reste suivra et viendra à toi. Je ne te juge pas, moi, alors pourquoi t’enfermerais-tu plus longtemps dans ton Tupperware ? Je ne te demande rien et tu ne pourras jamais me rendre plus heureuse et plus fière de toi qu’en étant toi-même.

     Dont acte ! Aussitôt revigoré, avec la légèreté débordante d’un amnistié échappant de peu à la peine capitale, Antoine fut de nouveau open pour enclencher la cinquième. Justement, un lointain écho de Voyage au bout de la nuit lui était revenu en mémoire : quitte à se faire appeler Arthur, Antoine allait aborder le sujet laissé en suspens. « Il y a l’amour, Bardamu ! » Des fois que.

 

 


NDA: Nouvelle écrite lors du concours 72h de Short édition sur le thème de la boîte. (Comme je n’avais que 3 heures, j’ai rédigé une variation de ma précédente nouvelle.)

Photo: © Introspection de Frank Dalemans, 2021 (Belgique)

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