Tapage nocturne

(Temps de lecture: 12 mn)

—   Jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Une voix atone avait répondu depuis l’autre bord du bureau de police. L’agent Berton n’était pas sûre d’avoir bien entendu. Elle douta même que ce soit la pré-adolescente timide au visage de madone assise sagement auprès de sa mère et de son bébé endormi paisiblement contre son sein qui avait pu oser prononcer ces mots mais le visage renfrogné de la jeune fille qui fixait imperturbablement ses pieds nus vint lui confirmer qu’il n’y avait pas erreur sur la personne. La petite, vêtue d’un pyjama à nounours dans lequel elle avait grandi un peu trop vite, dardait un regard noir sur le sol, enfermée sur elle-même, dans l’attitude prostrée qu’on a quand on a à peine onze ans, qu’on n’est pas encore assez solide pour mépriser ouvertement un représentant de la justice dans un contact frontal mais tout à fait capable en revanche de joliment vous péter un câble et de vous mettre une gendarmerie à feu et à sang pour protéger ceux qu’elle aime de celles qui leur font du mal. Dans ces cas-là, il n’y a plus qu’une loi en vigueur, celle du cœur. Défendre les siens. Se sacrifier noblement au besoin. Tuer est aussi une des éventualités.

La fillette restait cependant figée sur elle-même tandis que la fonctionnaire cherchait à mettre du sens sur ces paroles dérangeantes, se battant contre des démons qui ne la lâchaient plus depuis que Franck Gilbert s’était fait avoir dans un guet-apens au bas d’une tour par des jeunes désœuvrés qui n’avaient pas plus de 13 ans. Traquenard immonde. Jeune papa, jeune veuve, vieil orphelin. Christelle Berton ne pouvait effacer l’image horrifiante de ce qui restait du corps de son collègue sous la housse après qu’on l’avait évacué du brasier.

Ravagée par cette saloperie de pressentiment que ça pouvait salement déraper à tout moment, elle cherchait comment réagir devant la petite. Comment réagir en gardant toute sa raison. 4h00 du matin, les collègues étaient en patrouille, elle ne pouvait espérer compter sur l’aide de son coéquipier François devenu l’ombre de lui-même après la mort de Gilbert. Cela se jouerait donc entre elle, la mère qui ne comprenait manifestement pas la moitié de ce qu’on lui expliquait, et cette fillette qui l’empêchait de respirer avec sa provocation.

Ceux qui avaient 17-20 ans, ça faisait belle lurette qu’ils ne lui inspiraient plus aucun état d’âme mais les plus jeunes, à peine débarrassés de leurs boucles, elle ne les sentait pas avec leur face d’ange ou leur statut de mineurs innocentés d’avance. De la nitroglycérine. Pas question de se planter ni de s’écarter d’un millimètre de la procédure avec eux. Les journaux se jetteraient sur le moindre pas de travers avec avidité. C’est top pour les journaux un gamin victime d’une boulette judiciaire, ça rebooste les ventes. Les réseaux sociaux également se repaissent de cette came en libre-service. Mais des enfants vicelards, ça existe aussi. Et ils ne connaissent pas de limite morale quand ils explosent.

L’agent Berton posa la main sur l’étui de son révolver, des fois que la pré-adolescente, toute mignonne qu’elle était, eût des velléités d’approche forcenée. Réflexe disproportionné face à une gamine. Cela aurait trahi sa peur d’ailleurs et engendré le climat de panique qu’elle voulait au contraire enrayer. De plus, les enfants ont un sixième sens pour sentir ces choses-là, ils captent les failles.

La petite Jihane Khalloufi avec ses traits doux n’avait pas le profil. La fatigue, l’usure, la déprime, ça composait un drôle de cocktail paranoïaque chez Christelle Berton, n’empêche qu’on sait que ce sont des gens à qui on donnerait le bon dieu sans confession qu’il faut se méfier en premier. Imprévisibles, vicieux, ils sont plus dangereux que les hordes récidivistes qu’elle avait l’habitude de ceinturer lors des descentes de brigades.

Putain, ce n’était pas la cité ici, merde, mais la gendarmerie ! Qu’est-ce qu’elle allait bien pouvoir faire la petite du haut de son 1,50m et avec ses 35 kilos tout mouillés ? Une attaque chimique de fraises Tagada ? Franchement, il n’y avait qu’à la regarder la môme dans son pyjama trop petit pour voir qu’elle était incapable de s’en prendre à qui que ce soit. Toute discrète, toute mimi, elle était juste dégoûtée d’être là avec sa mère et son petit frère à une heure où tout le monde dort. Rien à voir avec ces poufs vulgaires qui se faisaient un malin plaisir à caillasser les véhicules de service ou à projeter des crachats et dont la préoccupation favorite semblait être de veiller à inviter la police à venir sucer la bite de leurs potes.

Onze ans bordel, c’était encore une puce ! Posée sur sa chaise, avec ses épaules en dedans, ses mains calées entre ses cuisses, son regard vers le sol, ses jambes de serin gentiment rangées sous l’assise de son siège, elle respirait la bonne éducation cette gamine, le respect des valeurs, le dévouement. Polie, obéissante et travailleuse, c’était le profil parfait de la gentille fille qu’on marierait plus tard à un type du bled. C’était tout vu ça.

Mais ce soir-là, Jihane s’empara d’un bond du taser de l’agent Berton pour lui déverser une décharge dans le cou sous les yeux effarés de sa mère qui, dans sa stupéfaction, ne sut que prier Allah de pardonner à son enfant.

C’est là qu’on commença enfin à écouter ce qu’elle avait à dire. C’est là que, contrairement aux apparences, les choses ont enfin basculé du bon côté.

*

—   Madame, c’est pas bientôt fini ce cirque ? Arrêtez d’emmerder vos voisins. Régler vos problèmes de couple et laissez en paix les braves gens. Vous croyez qu’on n’a que ça à faire de venir vous verbaliser au milieu de la nuit ? Cinq fois que la brigade se déplace, vous voulez finir devant le tribunal ? Qu’on vous retire vos enfants ? Eh, vous comprenez ce que je vous dis, madame ?

Oui mais je ne vais pas en ajouter à la honte d’avoir atterri à la gendarmerie au milieu de la nuit. D’habitude, les gendarmes me donnent leur amende et repartent aussi vite qu’ils sont venus, rendement oblige. Cette nuit, peut-être qu’ils en ont eu assez de venir dans mon immeuble.

L’agent Berton, je la vois observer du coin de l’œil mon bébé. Son regard porte en lui les non-dits partagés par la masse. Il écrase toute tentative de réponse avec l’évidence de ce qui se sait partout en France : le trou de la sécu, le chômage, les smalas qui s’installent et profitent du système, la racaille, les tournantes dans les caves, toutes les ordures qu’on nous jette en permanence à la face sont concentrées dans ce regard. Quoi que je veuille, quoi que je puisse dire, ma peau basanée ou mon nom portent ce passif en eux. Pendant ce temps, à la télévision, la blonde à mâchoire de molosse s’en frotte les mains, trouvant là le fonds de commerce propice à sa campagne.

À quoi bon essayer de me défendre ? Tout est inscrit et tamponné dans ce regard. Tout y est déjà préjugé. Je ne peux que lui répondre doucement pour ne pas la fâcher : « Pardon madame », en veillant à maintenir baissés mes yeux gonflés de larmes d’impuissance dans ma chemise de nuit à fleurs et mes babouches usées. J’attends qu’elle me confirme enfin que je peux rentrer chez moi. À pied cette fois, ils ne vont pas me ramener aux frais du contribuable, ça, j’ai bien compris, je ne suis pas aussi bête qu’elle croit.

Elle me fait signe que nous en avons fini. Je sens bien alors que nous nous relevons, ma fille et moi, que nous prenons trop de temps à son goût et que ça aussi, ça lui déplaît. Ce n’est pas mon bébé qui entrave mon corps et l’empèse si lourdement mais la lassitude de ce que je ne peux pas dire pour me défendre. Mon corps s’est affaissé sous son interrogatoire pétri de certitudes abjectes. Si seulement elle savait cette femme abritée dans son uniforme impeccablement repassé ce que sont mes nuits et combien son regard culpabilisant me blesse lui aussi. Je n’ai pas la force de me battre contre tant de haine. Comment le lui dire ? J’ai essayé.

—   Pas la peine de m’embrouiller. Je ne vous ai pas demandé votre avis.

J’ai dû mal lui parler, je ne sais pas, le français, j’aimais bien l’apprendre mais c’est loin, je fais comme je peux. Apparemment, ce n’est pas fameux ce que j’arrive à sortir. Peu importe, tout ce que je veux, c’est rentrer chez moi maintenant.

Il est encore tôt mais je n’aurai plus beaucoup à attendre avant que mon compagnon ne soit bien obligé d’ouvrir la porte pour partir au travail. Le matin, il est sobre, je sais qu’il me laissera rentrer dans l’appartement pourvu que, lui non plus, je ne me permette pas de le regarder dans les yeux. Il ne supporterait pas de voir s’afficher sur mon visage bouffi par une veille prolongée, s’ajoutant à la traîtrise de la lumière du jour, les stigmates des gifles qu’il a assénées la veille.

Non, impossible de lui raconter ma vie à cette femme propre sur elle, je ne saurai pas lui raconter mon enfer, ce père qui n’épargne pas son premier né, les coups redoublés si je m’oppose à ces accès de colère, mes cris qui s’évanouissent dans le silence de l’immeuble, la hargne, l’alcool, les vomis, la porte d’entrée qui s’ouvre la nuit sur la béance du couloir pour mieux me jeter sur le carrelage glacé ouvert à tous les vents, mes enfants qui pleurent :

—   Dégage, t’es trop conne ! Et ferme-là, j’veux plus voir ta sale gueule…

Je ne saurais jamais le lui raconter en bon français.

Tout ce qu’elle veut, elle, ce sont mes papiers qui sont au chaud quelque part dans l’appartement. L’homme que j’ai rejoint en France menace de les brûler si je me plains de lui. Il me dit souvent qu’il ne sait pas ce qui le retient de me renvoyer au pays par charter. Qu’il chie sur moi et ma descendance. Il hurle qu’il serait bien tranquille si nous crevions tous les deux, le petit et moi, ça lui reviendra moins cher. Ma fille, il n’en parle même pas, elle n’existe pas pour lui. C’est celle d’un autre dont je ne peux plus parler dès lors qu’il a disparu de la circulation avant sa naissance.

Nasser, lui, est naturalisé depuis quatre ans. Il est blanchi. Il a un métier respectable, professeur de mathématiques dans un collège, un bon fonctionnaire qui jouit de l’impunité de sa profession. Il parle bien le français surtout, Nasser. Quand il ment, tout le monde y croit. On le considère comme mon mari même s’il a oublié sa belle promesse de faire de moi son épouse. Ce titre usurpé lui suffit pour estimer qu’il a tous les droits sur moi, pour le meilleur et pour le pire comme disent les gens d’ici. Avec mon chômage et mes papiers en cours de validation, je ne fais pas le poids. Mes enfants doivent manger. Alors tant pis si Nasser n’est pas celui qu’il prétendait être au début de notre relation. D’ailleurs que suis-je, moi ? Pas grand-chose, je ne suis juste une mère pleine d’amour pour ses enfants. Ils valent quoi mes sentiments en matière de statut social ? Pas mariée, pas de travail, pas d’argent, pas de papiers, pas capable d’aligner deux mots de français… J’obéis et je me tais. Je suis la propriété de l’homme qui nourrit mes enfants. Et parfois il lui vient l’idée de me jeter dehors en pleine nuit.

*

Elle voyait régulièrement sa maman se faire frapper par Nasser. Nasser était le père de son petit frère et c’était plus fort que lui, il s’emportait tout le temps contre elle. Ce soir-là, il avait agi comme à son habitude si bien que sa maman, son frère et elle s’étaient retrouvés une fois de plus sur le palier en pyjama. Elle n’était plus un bébé mais elle aurait bien aimé avoir pris son doudou avec elle pour serrer quelque chose comme sa mère qui tenait fort Ayoub contre elle.

Sa maman avait pleuré. Elle n’avait pas su être plus forte. Et puis elles avaient eu froid. Elles avaient attendu ensemble que Nasser se calme. C’était le seul moyen qu’il rouvre la porte pour les laisser entrer chez lui. Sauf qu’Ayoub n’avait pas su attendre la bonne volonté de son père pour avoir faim, il avait commencé à se tortiller, s’était mis à chouiner puis était devenu très vite inconsolable. À chaque fois, les cris stridents du bébé lui vrillaient les tripes à elle aussi. Sa maman avait gratté la porte. Voyant que ça ne suffirait pas, elle avait appelé Nasser tout bas. C’était elle, sa fille, qui avait dû taper à la porte au final pour le réveiller. Sa mère lui avait demandé d’arrêter, terrifiée, mais elle avait continué à supplier Nasser de leur ouvrir depuis l’autre côté de la paroi, en vain. Et l’immeuble tout entier résonnait des pleurs de son frère affamé quand les deux policiers étaient arrivés à la suite de l’inéluctable plainte pour tapage nocturne.

Sa maman n’avait pas essayé d’expliquer qu’elle était gentille et qu’on se trompait de personne, que le bébé avait faim, que… parce que la première fois, elles avaient cru toutes les deux que ça allait servir à quelque chose mais la police n’était pas venue pour discuter. Les agents étaient repartis presqu’aussitôt, juste le temps de mettre sa mère à l’amende avant de repartir vers une autre mission. Cette nuit-là, en revanche, ils les avaient embarqués tous les trois. Enfants, pyjama, heure du biberon ou pas, ce n’était pas leur problème.

—   Et vous râlez en plus Madame ? Ça se croit tout permis ces gens-là ! Eh ben, on va vous apprendre les bonnes manières, nous. Par ici Madame !

Dans la voiture de police, les deux agents s’étaient plaint que le petit sentait mauvais. Une infection. Arrivés à la gendarmerie, ils avaient commencé par indiquer les toilettes et donné l’ordre à sa mère d’aller se débarrasser de la merde du petit. Puis, sans chercher à savoir si elles avaient froid dans leur chemise de nuit ou leur pyjama, ils avaient dit à la mère comme à la fille de s’asseoir devant le bureau. L’interrogatoire, ou plutôt l’accusation, avait alors débuté.

Ils leur avaient dit qu’ils avaient autre chose à faire que de s’occuper de gens comme sa mère. Les youyouyou dans les couloirs à 2 ou 3 heures du matin, ils en avaient plus qu’assez. Non mais elle se croyait où ?

—   Pardon.

Sa mère ne faisait que répéter ça, « pardon », « pardon », « pardon »… Jihane aurait aimé dire à sa mère d’arrêter. Cela ne servait à rien et lui faisait mal. En effet, les deux agents n’en avaient pas tenu compte. Ils avaient parlé de tribunal. Les juges allaient lui retirer ses enfants.

Devenue informe, la masse ronde de sa mère qui tenait son petit frère serré contre elle, avait eu du mal à se relever pour partir tandis que la policière lui disait qu’elle espérait ne jamais la revoir. Comme Nasser. Pourquoi on ne lui disait rien à lui ? Pourquoi il restait tranquille dans son lit, lui ? C’est parce qu’il était français qu’il pouvait cogner et aller se coucher comme si de rien n’était ? Jusqu’à quand il allait durer ce cauchemar ?

Et c’est alors qu’une phrase lue dans un manuel de français lui remonta en mémoire :

—   Jusqu’à ce que mort s’ensuive.

La professeure avait dû en expliquer le sens parce que Jihane avait beau progresser vite, le français n’étant pas sa langue d’origine. Elle lui avait plu cette phrase alors et l’avait prononcée sur des bateaux pirates.

Fulgurante, la phrase avait fusé puis avait continué son chemin dans sa tête de façon impérieuse. C’était la réponse d’Allah. Il n’y avait pas d’autre issue que la mort de sa mère pour mettre fin à ce calvaire quotidien. Jihane ne sait plus comment elle avait sauté à la gorge de cette femme qui prétendait représenter la justice, ni pourquoi. Elle n’avait pas eu le temps de gérer cette rage qui l’avait habitée d’un seul coup avant de la laisser hébétée, le taser à la main, face à une femme en uniforme se tordant de douleur.

Surgi de nulle part, le collègue avait bondi sur Jihane comme un tigre pour l’immobiliser avant de l’assommer d’un coup de poing d’une force terrible en pleine tête.

Après, après tout s’était accéléré. Elle ne se souvient plus aujourd’hui du procès, de l’assistante sociale, du juge pour enfants, ni de tous ceux qui avaient enfin voulu savoir ce qui se passait vraiment chez elle, elle se souvient juste qu’elle a longuement discuté avec une psychologue qui voulait qu’elle explique son geste envers la policière. Comment expliquer ce qu’on ne comprend pas soi-même ?

Dans cette période confuse, sa mère avait été bizarrement soutenue par tous les voisins. Il en venait de partout. Souvent avec des cadeaux pour elle. Certains l’avaient serrée contre leur cœur avec émotion. Ils avaient dit qu’ils seraient là pour elle. Puis ils s’étaient effacés.

Ça avait duré ce que ça avait duré mais ce fut assez pour que sa maman découvre qu’elle aussi pouvait dire non et puisse mettre à l’abri les êtres qu’elle aimait le plus au monde.

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