Un gars pénible

Jamais personne ne l’a autant agacée. Chaque fois qu’ils se voient, elle le sait d’avance, il va lui dire un truc qui va l’envahir. Chaque fois, invariablement. C’est quoi ? C’est un jeu ? C’est un test ? C’est un acte manqué ? C’est pénible.

Au début, il n’était pas comme ça, il se montrait attentionné, délicat, super sympa. Et puis il s’est mis à sortir des choses désagréables au fil des semaines. Pourquoi lui sort-il toujours la phrase de trop, ce furoncle sorti dont ne sait où ? Peut pas la garder pour lui sa petite phrase briseuse d’ambiance ? Tu parles d’un copain ! Sur le coup, elle s’est figée d’abord puis elle s’est dit qu’elle verrait ça plus tard, loin de lui, et, bien sûr, dans l’abri de sa calebasse, ça commence à la ronger.

Ça viendrait d’elle ? Elle ne voit pas ce qu’elle a pu faire ou dire. Elle l’adore, elle n’a aucune envie de se montrer déplaisante, logique. Il n’empêche qu’il se comporte en hérisson. On croit que c’est gentil, mignon tout plein, et ça vous ravage les mains ces petites bêtes attendrissantes, quand ça n’est pas rempli de puces qui vous dévorent la peau. Et on ne peut pas le gifler sans se faire mal.

Même si ça l’énerve, elle ne peut pas s’empêcher d’essayer de démêler le cheminement qui l’a amenée à subir cette réflexion de sabordage. Tout aurait été parfait, mais non, il lui a refait le coup, encore. Pouvait pas se la garder dans un coin sa petite pensée du jour ? Trop aimable, merci ! Avant, elle laissait passer, ça l’amusait cette maladresse masculine, ça glissait ; aujourd’hui ça l’agace profondément.

Chaque fois, à un moment ou un autre, vlan, prends-toi ça ! Il gâche tout alors qu’elle ne lui dit rien d’autre que le plaisir qu’elle a à le retrouver. Plutôt mufle le retour. Dix étages plus bas sur l’échelle morale, elle se demande elle-même comment elle fait pour rester stoïque. Franchement irritant comme gars, invivable. En fait, il n’est pas fréquentable, c’est ça.

Pour le peu qu’ils se voient, c’est vrai quoi, il aurait pu se montrer gentil jusqu’à la fin de leur conversation. Il y a plus difficile comme exploit. Mais, lui, désinvolte, il lui balance une giclée de vitriol avec le regard détaché du mec qui ne voit pas, non vraiment pas, qu’elle a viré au blanc et se décompose intérieurement. Peut-être même qu’il se dit vite fait « tant pis, passons » comme il s’essuierait les pieds sur un paillasson. Un paillasson ! Eh ! oh ! Elle aussi si elle veut elle peut manier l’art de faire mal en quelques mots choisis, de ceux qui transpercent. Non, ce n’est pas qu’il soit agressif, non, mais dans ses mots il y a quelque chose de froid, c’est décevant. Voilà, ce gars est décevant. D’autant plus qu’elle, elle a du tact avec lui, elle n’attaque pas, pas son style, elle ne se défend pas non plus d’ailleurs. Au fond elle aurait peut-être dû. Et puis quoi encore ? Elle ne va pas s’y mettre elle aussi. Pour un peu, elle aurait marché.

Ceci-dit, il se renouvelle chaque fois et paf, il te lui en glisse une féroce sans ciller. « A y est ! » C’est pénible.

À farfouiller pour trouver le moment exact où ça a dérapé, elle le revoit lui refaire le coup. Horripilant ! Il a dû sentir le malaise, ou alors il est aveugle, ou con. Dans les deux cas, ça ne sert à rien de le revoir, encore moins de penser à lui.

Au final, plus les minutes passent, plus le souvenir de leur entrevue se teinte d’amertume. Normalement elle devrait flotter, repartir avec le sentiment que c’était bon de l’avoir revu. C’est comme ça du moins qu’elle envisageait les choses au départ. Ben non, pas du tout, elle le quitte en se disant qu’il l’a encore eue, une fois de plus. Elle pourrait lui en vouloir, être vexée, furieuse, se sentir rancunière, un truc du genre, mais elle a beau se forcer un peu, pour l’honneur, ça ne vient pas.

Il serait plus subtil de le revoir, pour parler, de régler ça une fois pour toute. Il pourra effacer de ce fait sa maladresse de la veille. Ça finira ainsi sur une note positive. Finir, oui, parce qu’après, elle ne sait pas si elle aura encore envie de le revoir au fond. Il faudrait qu’il la convainque de revenir et c’est mal barré. En tout cas, il faut qu’il s’explique.

Elle l’imagine tout ouïes tandis qu’elle l’amène doucement vers le sujet qui fâche, il ne voit pas d’abord de quoi elle lui parle puis il est gêné, il réalise qu’il a été blessant, plusieurs fois, il est ému, il cherche à se rattraper… Non, c’est tout vu, jamais il ne la laissera endormir sa fierté de macho. Ouais ben, elle n’a pas envie d’être humiliée par-dessus le marché, qu’il aille se faire voir !

En bref, parce que ça assez duré cette histoire, elle a deux solutions devant elle : soit elle noie sa déception dans le flot continu du quotidien qui a autre chose à faire que de se perdre dans des pensées sinistrosées, il mérite pas, soit elle décide de l’affronter et assume le risque de l’entendre lui répondre de toute sa mauvaise foi masculine qu’il s’en fout, parce qu’il en serait bien capable ce mufle ! Troisième option, plus ferme mais pourquoi le ménager après tout vu le peu de cas qu’il fait d’elle : dès qu’il lui a dit bonjour, comme ça le problème sera vite réglé, banzaï, elle lui dit direct combien elle le trouve pénible à ne plus lui sortir de la tête… et ensuite, de toute sa bonne foi féminine, elle l’embrasse tendrement avec toute la douceur qu’il lui inspire depuis des semaines qu’elle se languit de lui, aussi. Au choix!

Mais ça attendra bien une semaine de plus. Oui, dans une semaine, on sera le 14 février alors elle ira le voir et là, elle lui fera sa fête à son Valentin, d’une manière ou d’une autre. La dernière envisagée si possible. Il faudra qu’elle pense à brûler quelques bâtons d’encens la veille et à faire une ou deux petites prières, histoire de favoriser la chance. Ce n’est pas gagné mais, comme on dit, qui ne tente rien…

4 réflexions sur « Un gars pénible »

  1. Ce que les relations humaines peuvent être compliquées, ça c’est vrai!! Tu montres bien qu’on ne peut jamais être totalement dans la peau de l’autre pour comprendre les méandres de sa façon d’être, les fustiger et les excuser….

  2. J’aime bien ! Je trouve que tu relates avec brio ce qui peut se passer dans les arcanes de notre cerveau, et dans l’écheveau de nos sentiments. Toute la complexité humaine, et son extrême sensibilité…

    1. Nous sommes riches de nos contradictions internes. Ton commentaire me touche beaucoup car c’est précisément cela qui m’a poussée à écrire cette histoire. Merci Isabelle.

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