Moi, l’ouverture des magasins le dimanche, je suis pour. Je trouve que c’est une question de survie. Je dis ça mais il n’est pas près d’arriver dimanche. Aujourd’hui, on est seulement samedi et dimanche, c’est l’eldorado inaccessible dont je rêve depuis le début de la semaine. Excessivement loin.
Mais pas le temps de bavasser. Le bitoniau de la cocotte-minute vient de décoller, schclap ! Il part en orbite comme un fou furieux, éructe et fume en tornade supersonique, envahissant mon territoire le temps d’une étuve programmée car dans dix minutes, on mange. Tout est sous contrôle jusqu’ici, à part que je suis débordée. Le samedi, je cours. Comme tous les samedis. Rien d’anormal donc. Oui, j’ai le privilège d’avoir l’honneur de faire à manger pour assurer la survie du fruit de mes entrailles avant de devoir repartir illico presto faire le taxi pour le même individu. Ma merveille a basket le samedi après-midi. Alors moi aussi, j’ai basket, tous les samedis, entre deux lessives, ou corvées de ménage, ou autres épanouissements personnels non lucratifs.
Les crudités affichent un calme olympien dans leur ravier. Elles se la pètent. Les steaks hachés, eux, sont au contraire dans les starting blocks. La poêle, la margarine, la spatule, sont au taquet, y a plus qu’à. Dès que l’entrée sera à moitié ingurgitée, je foncerai sur eux. Ce n’est jamais bon de laisser la barbaque à l’air libre alors ça s’impatiente côté protéines dans le plat de service. En revanche la table, morne plaine couverte des miettes du petit-déjeuner jamais ramassées -c’est trop demander à mon rejeton- a un air beaucoup trop dégagé au vu des circonstances. En principe, selon un rituel appelé « répartition équitable des tâches si tu veux continuer à vivre dans cette maison et à recevoir de l’argent de poche », mon autochtone de 12 ans aurait dû daigner venir mettre le couvert depuis vingt bonnes minutes déjà mais il a presque fini son combat, il arrive. Il a zappé, une fois, deux fois. Il a presque fini, n’est-ce pas ?
— Kévin, dans cinq minutes, on mange !
C’est le troisième rappel, sans applaudissements, mais s’il doit y avoir une « claque », je me porte volontaire, et y aura pas besoin de me payer pour ça. Perdu dans les fins fonds de son monde virtuel, le casque enfoncé dans ses boucles brunes tendance queues de rat vu le rythme sporadiques de ses shampoings, Kévin s’est retranché de toute forme de vie locale depuis son réveil. Il végète dans son pyjama depuis 9h00 et ne manifeste pas la moindre aspiration à aller s’occuper de son hygiène. J’imagine que cette odeur musquée qui embaume sa crasse corporelle n’indispose pas sa petite amie, à moins qu’elle ait l’odorat condamné par une quelconque rhinite chronique qui la préserve de toute sensation olfactive, sinon je ne vois pas comment elle fait. Ça fouette. Autant que dans sa chambre qu’il refuse d’aérer depuis son entrée en 5e. Impossible d’ailleurs, trop risqué de se frayer un chemin jusqu’à la fenêtre ! La dameuse ne passe plus en cette saison. Je l’ai dit, je suis débordée, je laisse l’amas s’amasser, le rejeton végéter et le bazar bazarder cette pièce borgne car mon ado adoré a la flemme d’ouvrir ses volets aussi. Verrai ça plus tard…
Allez, tentative d’approche. Rodger ? Pas de réaction.
Le champ de vision de Kévin est réduit à la largeur d’un écran 16 pouces, intégralement absorbé par le rayonnement wifi du chef de secte Saint Gigabits. Il n’a pas détecté la source de vie réelle qui le fusille du regard sur sa gauche, inutilement donc mais ça défoule.
— Midi trente Kévin ! Tu te douches et tu viens manger !
— Ah ouais ? Midi déjà ?
— Midi trente.
Mon fils tente un approximatif « awêêêêêh ? » -ça se voudrait un mouvement de compassion j’imagine- des fois que ça puisse esquiver la menace alien. Il est encore jeune et naïf mon fils… Si le son est sorti de l’être juvénile à qui je me suis adressée, je ne décèle en revanche aucun autre signe de réaction aux stimuli extérieurs. Je me sens monter dans les quarts de tour. Rester zen avant d’insister… Pas le moment de pousser une gueulante maintenant. C’est jour de repos, merde. Et puis j’ai une angine, ça va m’arracher les cordes vocales. L’alarme de la cocotte se met justement à biper à cœur fendre pour me relayer. Elle est de mèche mais Kévin ne capte pas la subtilité du message. Pour ma part, je me retiens de ne pas me ruer sur la cocotte comme un parent néophyte sur un babyphone qui crachouille un début de gazouillis. C’est bon pour les bleus, ça. La nourriture va devoir prolonger sa séance de sauna. Moi, je reste sur le terrain, je ne lâche pas :
— Bouge-toi ! Douche ! Vêtements ! Couvert ! Et à table dans cinq minutes ! Toi comprendre ?
J’ai crié, j’aurais jamais dû, ma gorge agonise dans d’atroces brûlures. Stupeur et tremblements notables dans le camp adverse, identifiables dans le figement des phalanges qui pianotent encore sur le clavier avant de ralentir progressivement leurs cliquetis réguliers et de se figer pour de bon. Pas trop tôt ! Ça me fait penser à ces canards décapités qui se dandinent en aveugle avec leurs pieds plats palmés patauds tout mous.
— Il s’est passé un truc ? semble dire Kévin hagard.
Les yeux suivent l’origine de l’onde de choc. Puis le cerveau enregistre l’information, sonde l’urgence de l’obtempération, analyse le taux de probabilité d’un nouveau séisme tout en jaugeant l’ampleur de la réplique à craindre… Et les actes suivent enfin. Kévin monte se laver. Laborieux son cortex !
Je retourne à ma cuisine.
Un quart d’heure après -et cette estimation n’a aucun lien avec l’écoulement fonctionnel de l’eau lors du détour furtif mais non négociable par la salle de bain- mon fils amorce sa redescente au rez-de-chaussée. Approche des degrés inférieurs en douceur, pas de souris sur le carrelage, silence sidéral même… c’est louche ! Anticipant la manœuvre subreptice, je précise depuis ma réserve naturelle :
— Non, tu ne vas pas sur l’ordi…. Le couvert, Kévin !
Arg ! C’était la phrase de trop dans ma gorge en fusion. Je me maudis. Je me vois trépasser sans émettre mon dernier râle pourtant légitime tandis qu’un curieux grognement d’ursidé remplit les cavités du salon. Des pas provenant du même bipède font demi-tour pour s’en revenir vers la destination imposée. Au garrot l’animal présumé doit bien faire 3 mètres de haut.
— Qu’est-ce qu’on mange ? interroge Kévin avec son air dégoûté d’avance par tout ce qui pourrait être de couleur verte voire être classifié dans la catégorie des légumes.
Il a presque vomi sa phrase, en d’autres mots, sa voix mue. Comment fait sa copine pour… ? Ouais, bon, je m’en fous, on mange. Enfin, d’abord il met le couvert et après, on mange.
J’en suis au café que Kévin mâchouille encore un énième sandwich au fromage de chèvre. Le plateau de fromages fait pitié à voir après chacun de ses passages à table. Kévin est en pleine croissance, depuis septembre, tout objet consommable à sa portée disparaît dans son estomac en un temps record. Rien qu’en y pensant, je ne peux m’empêcher de visualiser la menace de l’anniversaire qu’il va falloir que je me tape sous peu. Pas le sien, celui qui m’attend comme un traquenard à l’hypermarché parce qu’il va falloir aller renflouer le réfrigérateur avant qu’il ne fasse caisse de résonance de tout son vide intérieur ventilé et traversé H24 par son gaz neutre monté sur du 220. Mesdames, messieurs, nous arrivons au terminal de Roissy Charles de Gaulle, veuillez regagner vos sièges et boucler vos ceintures. Je déteste ces jours où il y a cet animateur survitaminé qui n’a pas besoin de respirer et qui me persécute dans les rayons avec son sourire de ravi de la crèche. Entre sa voix, sa gueule et l’assaut des jingles tonitruants, j’ai des envies de le massacrer à la tronçonneuse. Il a de la chance que l’outillage soit dans l’autre magasin, hors de portée en cas d’accès de crise. Pas intérêt de m’approcher quand même.
— T’as fini de manger Kévin ? Dépêche, c’est l’heure, on y va. N’oublie pas tes chaussures de sport. Allez !
« Dépêche ! » c’est la variation courte de mon toc maternel. Quel que soit le jour de la semaine, l’heure, le contexte, je la décline à toutes les sauces cinquante fois par jour avec lui, rien que pour lui, à cause de lui, mais j’use des variantes aussi, selon ce que j’ai prévu de faire après : « Allez, presse-toi, vite, tu vas être en retard, bouge-toi, ça urge, t’as intérêt à te bouger le cul, ma patience a des limites, je ne me répèterai pas, ne joue pas à ça avec moi, te fous pas de ma gueule, je te conseille vivement de… ». C’est à géométrie variable en quelque sorte.
Comme je rêve de ce moment béni où je vais pouvoir m’écrouler sur le canapé ! Estimation du temps d’attente : six heures environ. Nous nous efforçons d’écourter votre appel.
Le samedi, c’est pourri. Je déteste les samedis. Heureusement qu’il y a dimanche.
Personnellement, je vote à 200% pour l’ouverture des magasins le dimanche, des hypermarchés surtout, des dentistes, des coiffeurs… Il ne faut pas que ça s’arrête là, ça devrait être pareil pour les activités extrascolaires, les tournois de foot, les matchs de basket, etc. les écoles aussi du coup. Je ne dis pas ça pour moi, hein, je dis ça dans un esprit altruiste, un esprit de liberté, de libération, un esprit libéral tout à la fois car tout le monde s’y retrouverait mais mon mari, lui, n’est pas du même avis. Moi j’ai l’esprit d’ouverture au moins. C’est du partage tout ça. Il n’y a rien à faire, il ne veut rien entendre. « Plutôt mourir ! » qu’il me dit des fois quand j’essaye d’en parler avec lui quand il rentre du travail à 20h30. Il n’est pas très à l’écoute le soir. Le dimanche matin non plus, il n’est pas plus enclin à m’écouter. Il me dit que je le stresse. C’est un peu facile. Mon mari, il est bien gentil mais bon, il est un peu rétrograde sur les bords. Mon mari, je peux le dire, c’est un planqué, un nanti, un privilégié. Mon mari travaille le samedi.
Et moi pas…
J’espère que tes samedis ne ressemblent pas à ça… du moins pas tous ! 🙂
Non, tu penses, ils sont bien pires…
Bon courage alors 😉
Le portrait de l’adolescent Kévin est très drôle !